Vincent Peirani. La piste aux étoiles

Vincent Peirani. La piste aux étoiles
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Piers Faccini, Vincent Peirani & Vincent Segal.

Concert du 5 juillet 2021 à Jazz à Vienne.

Crayon noir & Posca sur kraft

« Mais, oooohh, ils vont finir par se blesser! »

De l’autre côté de la cour, assise dans son fauteuil en osier, Grand-Mère se tord les mains. Juché sur une chaise, je m’apprête à sauter sur la bascule que nous avons bricolée en piochant dans le bric-à-brac de la grange, avec la ferme intention de propulser mon frère dans les étoiles, répondant à l’invitation de Roger Lanzac :

« Mes chers petits amis, si vous avez chez vous un excellent sommier, que vous ayez beaucoup de patience, de persévérance et, surtout, un plafond assez haut, tentez votre chance, comme l’ont certainement fait un jour les Soranis. Voici les Soranis ! »

Nous suivions avec enthousiasme La Piste aux Étoiles (1), l’émission culte de Gilles Margaritis, et nous émerveillions des acrobates, funambules ou  trapézistes. Ces derniers avaient la préférence de mon jumeau, à tel point qu’il envisagea d’en faire profession. Il partit même, un été, faire un stage à l’École du Cirque d’Annie Fratellini d’où il revint avec un magnifique T-shirt orné d’un nez rouge. Car Annie Fratellini était clown, l’auguste pour être plus précis, le grotesque, le tendre, celui qui prend des coups de pied au cul et tous les malheurs du monde sur lui. Humilié par le beau clown blanc, si élégant dans son costume à paillettes, c’est pourtant lui qui gagne toujours à la fin. « Le public prend sa défense en toute complicité. L’auguste, c’est un rebelle constant envers la société », disait Annie Fratellini. Associée à son mari Pierre Étaix dans le rôle du clown blanc, ils firent une tournée avec le cirque Pinder en 1971 avant de fonder leur école. Si la carrière circassienne de mon frère s’en arrêta là, je suis convaincu que cet apprentissage l’influença durablement. Et moi aussi, par ricochet. On n’efface pas facilement les étoiles de ses yeux.

Des étoiles, il y en a, sans aucun doute, dans les yeux de Vincent Peirani. Et aussi la science du conte, du rythme narratif, du suspense, tout ce qu’il faut pour animer une veillée autour d’un feu. Monsieur Loyal d’une troupe espiègle d’Êtres Vivants (2), il avait carte blanche pour son concert de Vienne. Il choisit donc d’ajouter trois acteurs à son quintette de départ. Pour la fureur et l’enthousiasme, la section classique de vents du Conservatoire de Lyon lui offre l’envergure orchestrale, au service d’arrangements aux petits oignons. Pour le conte et le tendre, il invite le poétique violoncelle de Vincent Segal et la chaleur cévenole du songwriter Piers Faccini, maître minimaliste du clair-obscur. Difficile d’être mieux servi que par ce musicien attachant à la voix paisible et ensorcelante.

« Pour moi, certaines musiques sont des transes. Il y a toutes sortes d’envoûtement et de sorcellerie « , confie Faccini (3). Sorcier? « Bien sûr, mais il n’y a pas d’art qui ne soit démoniaque », dirait André Gide (4). « Même les meilleurs musiciens ont quelque chose qui leur échappe s’ils ne vibrent pas dans leur corps, continue Piers. Le rythme sans le corps, c’est impossible! »

C’est dire la profondeur qui émane, sur scène, de cette confrérie du sensible, une fleur de peau vivante, douée de ressources magnifiques, grouillante d’énergies créatrices (5), capable de passer du chuchotement à la folie, à l’image du soprano d’Émile Parisien , caressant, enjôleur, lyrique, déchaîné. « Il a trop d’âme ! » (6) , dirait Camus. Fort heureusement, le génie de Parisien n’est pas la folie de Caligula. Il a eu le temps de mûrir, et depuis plus de dix ans qu’il tourne avec Peirani, il a trouvé avec son compère le subtil équilibre de la passion. « On ne peut pas être clown à vingt ans, disait le père d’Annie Fratellini (7), il faut avoir acquis une certaine expérience ». L’expérience du tendre, sans doute, qui donne au sax soprano et à l’accordéon la même candeur nostalgique, celle du concertina (8), l’instrument du clown. Dans sa salopette rayée, l’auguste Émile Parisien défie la tonitruance des cuivres, la splendide dramatique de Purcell, le pathétique Génie du Froid(9) qu’a concocté pour lui le clown blanc Vincent Peirani. Pour faire vibrer ce que nous avons de plus profond : la peau. (10)

 

(1) Émission de télévision qui présentait un spectacle de cirque, de 1956 à 1978. Voir une vidéo.

(2) Êtres Vivants : Living Being, le nom du quintette de Vincent Peirani (acc, accordina, voc), Julien Herné (b, g), Tony Paeleman (fender rhodes), Émile Parisien (s) et Yoann Serra (dms).

(3) Écouter le podcast de la chronique de Murielle Perez sur France Inter, le 4 mars 2021.

https://www.franceinter.fr/emissions/dans-la-playlist-de-france-inter/dans-la-playlist-de-france-inter-04-mars-2021

(4) En réponse à Henri Massi qui lui disait : « Mais, votre art est un art démoniaque ».

(5) Lire Maurice Zundel. Ton visage ma lumière- 90 sermons inédits ( Mame Juin 2011). p334 à 337.

(6) Camus, dans sa pièce de théâtre Caligula, met ces mots dans la bouche de la nourrice du tyran pervers, qui l’a vu grandir.

(7) Victor Fratellini, clown lui aussi, et trapéziste.

(8) Petit instrument à anches libres, ancêtre du bandonéon.

(9) Écouter

(10) Paul Valéry

 

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Émile Parisien.