Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

The Lady All Stars : Anne Pacéo, Julie Saury, Rhoda Scott, Céline Bonacina, Jeanne Michard, Sophie Alour, Lisa Cat-Berro, Géraldine Laurent & Airelle Besson.

Le 14 mai 2018, l’actrice Kristie Stewart, d’un geste décidé, ôte ses stilettos Louboutin avant d’escalader d’un sautillement alerte les escaliers du festival de Cannes. Acte anodin, me direz-vous, au mieux potache. Non, elle brave ainsi une interdiction implicite : une femme, ici, ne doit pas fouler le tapis rouge sans chaussures à talons. Difficile libération de la femme, quand la société peine à sortir de son modèle phallocrate, un « Sois belle et tais-toi !» sous couvert d’élégance, une défense de l’idéal de beauté et de bienséance qui cache – peut-être parfois par inconscience – un exercice pernicieux du pouvoir.

Et ça ne date pas d’hier ! Lorsque Valentin de Conrart ouvre salon au 135 de la rue Saint-Martin en 1629, il y a déjà plus de vingt ans qu’Arthénice (1) a ouvert le sien dans la chambre bleue de l’Hôtel Rambouillet. Un foyer littéraire qui rassemble le meilleur de la littérature du moment – Corneille, La Rochefoucauld, Mesdames de Sévigné et de Lafayette, parmi d’autres – hommes et femmes d’esprit qui contribuèrent à développer l’art typiquement français de la causerie. Mais c’est bien le salon de Conrart, composé uniquement d’hommes, qui devint en 1634, sous la protection de Richelieu, le corps officiel qui existe toujours : l’Académie Française. Ainsi, alors que les salons littéraires - qui furent essentiels à la diffusion des idées des Lumières – étaient presqu’exclusivement tenus par des femmes, on remit gentiment de l’ordre dans la maison en confiant ce haut lieu du savoir, donc du pouvoir, à un club de bonshommes. Rien ne change.

Le jazz n’échappe pas à cette histoire, qui a dû attendre longtemps avant de se féminiser. Oh, bien sûr, il y a eu des émergences sporadiques – Mary Lou Williams, Lil Hardin, Martha Davis, pour ne parler que d’elles – mais jusque dans les années 30, leur rôle était le plus souvent cantonné au chant, vêtues de tenues glamour, bien entendu – pour un public majoritairement masculin (2). La toute jeune organiste Rhoda Scott finira par se séparer de ses partenaires un peu trop insistants sur la nécessité d’une tenue plus sexy. « Je me suis sentie de moins en moins à l’aise », confiera-t-elle (3).

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Céline Bonacina, Jeanne Michard, Sophie Alour & Lisa Cat-Berro.

 

On ne met heureusement plus les jazzwomen d’exception – et elles sont nombreuses – dans l’ombre, mais la partie n’est jamais gagnée dans un milieu encore très masculin. Par bêtise ou jalousie, on aura vite fait de leur reprocher bien des choses. C’est dire si l’intuition de Jean-Pierre Vignola (4) est heureuse, lorsqu’il suggère à Rhoda Scott de former le Lady Quartet avec la saxophoniste Sophie Alour, la trompettiste Airelle Besson et la batteuse Julie Saury, pour une première lors du festival Jazz à Vienne de 2004. Ce qui aurait pu n’être qu’une curiosité pour certains a très vite démontré tout le fantastique potentiel de ce combo intergénérationnel, et l’intégration – au fil des parcours – d’autres musiciennes de talent a permis de mettre en lumière l’incroyable réservoir de fantastiques musiciennes françaises. Vingt ans plus tard, le salon de la Barefoot Lady s’est élargi pour convoquer un All Stars tonitruant et groovie, revitalisant joyeusement le classique rhythm’nblues. La formation à deux batteries – Anne Pacéo a ajouté son punch à celui de Julie Saury – n’est pas pour rien à l’énergie du combo, ni les arrangements aux petits oignons de la saxophoniste Lisa Cat-Berro pour la ligne de cuivres des fantastiques solistes : la très latine Jeanne Michard au ténor, l’éternelle défricheuse Géraldine Laurent à l’alto, et Céline Bonacina, qui fait danser son baryton avec la maestria des plus grands. Au total neuf musiciennes du tonnerre qui font sonner leur combo comme un vrai bigbang.

Les trois chanteurs qui y ont été invités ont dû être dans leurs petits souliers – pas de talons aiguilles pour eux – en entrant dans ce tonitruant salon. L’histoire se revisite avec malice. Cette fois, les femmes sont à la barre et il y a comme un sentiment de juste retour des choses de voir David Linx, Hugh Coltman et Emmanuel Pi Djob - formidables tous les trois - chanter au milieu du salon. Les pendules ont été remises à l’heure, les préséances au porte-manteau et les préjugés à la poubelle. Les ladies secouent un tapis rouge du machisme bien délavé, défraîchi à force d’être ravaudé. Finies les injonctions des casse-pieds et les moues dubitatives, le jazz a aussi son girl-power et la pionnière Rhoda Scott n’y est pas pour rien. Au fait, on la surnomme The Barefoot Ladie, « la dame aux pieds nus », qui joue de son pédalier sans chaussures. Le doux contact du bois, un sentiment de liberté.

Qui n’a jamais goûté les délices d’un bon tapis moelleux entre ses orteils ?

 

(1) Nom littéraire de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet (1588-1665)

(2) Voir et écouter à ce sujet l’excellente conférence de Jean-Paul Boutellier, co-fondateur du festival Jazz à Vienne, organisée par l’UPL au Périscope à Lyon le 3 décembre 2015.

(3) Dans son entretient avec Stéphane Ollivier, publié en décembre 2021 dans le N°744 de Jazz Magazine.

(4) Parmi les fondateurs du festival, il y est toujours programmateur.