Jamie Cullum
Toutes les sociétés traditionnelles ont leurs rites de passage. Passages de la vie à la mort, de l’enfance à l’âge adulte, voire de la mort à la vie selon les croyances. Les rites initiatiques font évidemment la part belle à l’adolescence, maelström notable dans l’évolution des corps. Paradoxalement, nos sociétés contemporaines sont orphelines de ces rites qui permettaient le renforcement de la cohésion sociale Cette amputation les démange comme un membre fantôme, toujours relié au cerveau, même après l’ablation, à tel point que nombre d’adolescents cherchent aujourd’hui - dans le piercing ou le tatouage par exemple - la marque de ce passage violent.
Parmi les changements stupéfiants du corps, la mue de la voix a sa place à part. Le cartilage tyroïde grandit - particulièrement chez les garçons - et avec lui les cordes vocales s’allongent. L’enfant qui chantait avec sa tête prend conscience que tout le corps peut vibrer. Bien sûr, on peut vouloir garder sa voix d’enfant - particulièrement chez les filles - mais la découverte du potentiel résonateur du squelette est une révélation qui paye des affres de la mue. La voix devient alors un caractère indispensable de notre identité, jonglant entre le doux et le sévère, l’introspectif ou l’explosif. Pour un comédien ou un chanteur, sa maîtrise technique est évidemment cruciale.
La naissance du microphone a permis de développer toute une palette nouvelle libérée de la contrainte mécanique de la puissance sonore. Mais reste la mission suprême: entrer en communion, avec soi-même et avec son public. Et cette quête passe par l’exercice de la sincérité.
Il était heureux que Stacey Kent passe en première partie de soirée: prendre la suite de la tornade Jamie Cullum eut été par trop ingrat. Et dommageable pour nous tous qui eussions perdu l’offrande de l’Américaine. Non que la voix de Stacey soit extraordinaire - d’autres divas du jazz l’effaceraient sans aucun conteste - mais il y a en elle cette volonté inaltérable d’entrer en empathie, ce caractère amoureux qui passe par-dessus tout, ce coin d’épaule sur lequel il fait bon se laisser aller. Petit bout de femme, elle cristallise la scène, fluet roseau qui vibre au bord de l’eau, lumineux visage coiffé d’un fauve velours. Dans l’exercice de la voix, elle a choisi la tendresse. L’orage était derrière!
Enfant terrible, mélange improbable du gendre idéal et du bad boy, Jamie Cullum possède sans doute un timbre des plus intéressants. Un soupçon de rauque, une gouaille assumée donnent à sa voix ce petit plus que beaucoup jalousent. Dans un show réglé au millimètre, le chanteur anglais virevolte du piano à la scène, entre punch et charme. Veste et chemise s’envolent comme les couches successives d’un oignon, doux et piquant à la fois. Prince guerrier au piano, il se fait troubadour en s’approchant du public, caresse, déclame, insolent Pâris conscient de son pouvoir. Ce cabotinage n’empêche pas la générosité; il distribue ses chansons comme un roi les écus, et le peuple le lui rend bien. Dans l’exercice de la voix, il a choisi l’héroïsme. Et le peuple aime les héros. Il aime surtout ce sentiment d’appartenance à une communauté, de fans pour le moins. Et que ce soient Stacey Kent ou Jamie Cullum, les artistes de ce soir en ont ouvert leurs portes, offrant au public ce moment de partage que la scène permet plus que tout. Que ce soit dans le frémissement de l’aube ou dans le flamboiement du soir, on adore toujours le soleil.
Stacey Kent