Chico César
Concert du 26 juin 2021 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
Collectionner les timbres a été une activité intense de mon enfance. Commencée très tôt, elle était dépendante de la correspondance familiale, mais aussi des dons d’enveloppes récupérées chez les uns ou les autres des amis de mes parents, des missionnaires aussi, avec cette passion participative que les souvenirs d’enfance font renaître chez les adultes, une sorte de transfert maladif, le soulagement de ne pas avoir à jeter ces petits tableaux qui peuplaient alors nos boîtes à lettres. Comme cette passion était partagée par mon frère jumeau, nous avons dû arbitrer les provenances : à lui la France - avec ses kyrielles de Mariannes - l’Allemagne, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Afrique. À moi l’Espagne - et ses chatoyants Francos - l’Italie, le Portugal, la Roumanie. J’avais aussi dans mon escarcelle le Chili, approvisionné par des exilés de 1973, appréciant probablement plus Allende et Neruda que Pinochet. Il me faudra attendre sept ans encore et mes études parisiennes pour découvrir, lors d’un concert des Quilapayun à Bobino, la nueva canción. Et avec elle, la relation fusionnelle de deux sœurs : la poésie et la révolution.
La musique populaire est souvent boudée par les puristes - sans doute la crainte que le vulgus(1) ne dévoie le bellus - et avec elle le chansonnier, qui a trop souvent l’insolence fâcheuse. De même, l’attribution du prix Nobel de littérature au troubadour Bob Dylan a fait grincer nombre de dents. Un membre de l’Académie Goncourt(2) parla même de « bras d’honneur à la littérature américaine ». Étrange persistance d’une hiérarchie artificielle entre arts majeur et mineur. Les deux modes, pourtant, sont constitutifs de la musique occidentale. À cet ostracisme des privilèges, je préfère le sens originel du mot diapason : du grec dia pasōn khordōn symphōnía, par toutes les cordes de l’octave! La culture dite populaire en fait partie, sans aucun doute à mes yeux. Me manque juste l’accès plus immédiat à sa langue, qui me fait envier le public de joyeuse diaspora qui se retrouve inévitablement à la soirée Brésil du festival.
Ma grande ignorance de ce pays immense m’empêche de mesurer la diversité de sa culture musicale, mais Lucas Santtana et Chico César - les deux artistes du soir - ont une même source musicale : la chanson. Santtana porte le tropicalisme de Veloso et Gil, le sotto voce tendre et la guitare espiègle. Entre deux petites tranches de vie, il évoque la dictature aussi, et la résistance, à défaut de révolution. Chanson engagée ? Peut-être est-ce cela, la poésie : l’ébranlement du monde par le silence autant que la passion. De toute évidence, cette poésie-là prend chair dans tout un peuple. Peuple du silence, peut-être, mais qui se retrouve dans le chant, capable de faire monter une chanson d’amour plus fort que n’importe quelle Marseillaise. Les mesures de distanciation auront fait long feu : impossible de défendre le bord de la scène. Je bats en retraite vers un espace plus protégé. La douce révolution est en marche. Elle gagne définitivement la bataille avec l’arrivée de Chico César.
César fait partie de ces poètes-musiciens qui s’engagèrent en pleine dictature pour défendre la culture comme arme de guérilla. Saraus(3), happenings, partages d’écriture, tout était bon pour le groupe Jaguaribe Carne(4). Un seul but : désacraliser la culture et la faire entrer chez les populations marginalisées. Certainement, la musique lui est rapidement apparue comme un vecteur des plus puissants. Et forcément, le texte s’y est taillé la part du lion. On peut le répéter comme un mantra, refrain après refrain, un noyau d’olive sucé indéfiniment, un même pain savouré entre compagnons, une communion humaine de musique et d’Histoire. Chico César chante, et la foule lui emboîte le pas, bras ouverts vers son pays de racines qui porte au monde son sourire. On aurait tort de croire que la diaspora est une séparation. Le mot vient du grec, lui aussi. Dia spora, ensemencé par tous. Le poète a toujours raison.
(1) Vulgus (du latin): la foule, le commun des hommes.
(2) Pierre Assouline. Article du 13 octobre 2016 publié sur la République des Livres
(3) Saraus : rassemblements autour de la culture organisés dans les favelas. Favorisant l’alphabétisation et la confiance en soi, on y récite son texte, celui d’un autre, poèmes, nouvelles.
(4) Jaguaribe Carne : groupe formé en 1974 par les frères Pedro Osmar et Paulo Ró, du nom d’un quartier du centre ville de João Pessoa.
Chico César