Joe Louis Walker. À guichet fermé.

Joe Louis Walker. À guichet fermé.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Joe Louis Walker

Complet ! Le concert est à guichet fermé.

Pour la nuit du blues - comme pour cinq autres soirées cette année, un record ! – tous les billets sont partis. Une amie artiste, qui passe à la galerie un peu avant, reste dans l’espoir : « Je vais y aller quand même voir si je déniche une place. D’habitude, j’en trouve toujours ». Tant qu’il y a de l’espoir…

Le guichet, c’est à l’origine une petite porte dans un plus grand portail, dans la muraille d’une forteresse ou d’une prison. Gardé par des sentinelles, bien entendu. Celui du théâtre antique n’est évidemment pas concerné par cette origine très militaire. Mais le passage reste très étroit. Il faut d’abord grimper par la rue Pipet ou se faufiler entre les murs de la ruelle Mirmande jusqu’à la place Jouvenet. Ici, le partage se fait : pour les quidams - munis de billet, s’entend - direction la longue file d’attente et son labyrinthe de barrières. Si vous avez la chance d’être abonné, vous passez à côté comme une fleur, en prenant l’air malicieux s’il vous plait de taquiner ceux qui patientent, ou en baissant les yeux si ce coupe-file vous met mal à l’aise. Pour le travailleur privilégié que je suis, c’est l’entrée de service. Bon, mis à part quelques déceptions – mon amie doit toujours chercher son sésame - tout le monde finit par passer.

Il en va tout autrement si vous devez vous rendre à la préfecture. Joëlle - ma femme est écrivain public - rentre désespérée de sa permanence : Madame A. est encore venue aujourd’hui pour essayer d’obtenir un rendez-vous avec ce service public par l’Internet. Pour obtenir un titre de séjour et régulariser sa situation, il est quasi impossible désormais d’accéder au guichet. Tout est dématérialisé, pour régler le problème des files d’attente, paraît-il (1) . Si la solution peut sembler astucieuse pour l’administration (il n’y a effectivement plus de file d’attente devant la porte !), elle est particulièrement catastrophique pour les étrangers, surtout s’ils n’ont pas accès à l’Internet.  La dématérialisation n’a jamais aussi bien porté son nom : pour ceux qui n’ont pas accès au numérique, c’est une disparition pure et simple. Aucun visage désormais au guichet, ni yeux, ni oreille, juste un bot qui propose de réessayer plus tard. De lassitude et de désespoir, ils iront grossir un nouveau peuple des limbes, comme au temps pas si lointain de l’esclavage, avec au-dessus de leur tête cette épée de Damoclès, la crainte d’être expulsé à tout moment. L’administration n’a pas de compassion.

« Death don’t have no mercy in this land » (2), chante Joe Louis Walker. Si le septuagénaire (3) n’a pas gardé la tristesse du lamento originel du Révérent Gary Davis (4), il a tout de même conservé la couleur de ses débuts dans le gospel, l’esprit du blues profond, un style épuré, traversé par endroits de fulgurances à la guitare slide. Ses partenaires sont de la même veine : la basse souple de Lenny Bradford, la batterie blues-rock de John Medeiros Jr, et surtout l’orgue Hammond de Scott Milici qui colore instantanément l’ensemble (5).  S’il a été reconnu comme l’un des grands inventeurs du blues contemporain dans les années 80, Walker a connu des hauts et des bas, s’enfonçant au fil des ans dans la médiocrité de la musique d’ascenseur. Après vingt ans d’errance, il va renaître en 2003 avec She’s my Money Maker (6), un album épatant de fraîcheur où sa voix de conteur fait merveille. Les sept mille cinq cents spectateurs - qui étaient, pour beaucoup, venus écouter Joe Bonamassa, la tête d’affiche de la soirée – ont découvert avec enthousiasme ce sémillant revenant, réapparu après son long passage sous les radars, à l’image d’un Sixto Rodriguez, sorti des oubliettes - alors qu’il vivait de petits boulots - par deux fans sud-africains, et redécouvert par le public il y a une dizaine d’années (7). Que des artistes soient ainsi sortis des limbes est toujours réjouissant – un juste retour qui fait le bonheur des biopics (8). Mais il y a fort à parier qu’une multitude d’entre eux restent à jamais exclus de la célébrité, ou même d’une simple reconnaissance de leur talent. C’est aussi ce qui permet à un artiste de nourrir son humanité.

Jouer à guichet fermé pour ces artistes qui ont vécu l’isolement, c’est un cruel paradoxe. Paradoxe qui nous rappelle qu’il suffirait parfois d’une personne bienveillante pour provoquer un petit miracle ordinaire, de ceux que les demandeurs de papiers attendent inlassablement, tandis qu’un robot leur suggère de recommencer plus tard. Juste pour pouvoir enfin rencontrer quelqu’un à un guichet. En présentiel, comme le veut la formule, et à visage découvert.

(1) Depuis 2012, et à un rythme accru. Chiffres à l’appui, La Cimade dénonce la mise à distance des personnes étrangères du service public, considérées comme des usagers de seconde zone.

(2) La mort n’a pas de miséricorde dans ce pays.

(3) Joe Louis Walker est né en 1949 à San Francisco

(4) Écouter la version originale de Blind Gary Davis

(5) Écouter la version de Joe Louis Walker

(6) She’s my Money Maker. The Slide Guitar Album. 2002 (JSP records)

(7) Il passera au festival de Jazz à Vienne le 5 juillet 2013

(8) Sugar Man, documentaire de Malik Bendjelloul sur la vie de Sixto Rodriguez a reçu l’Oscar du meilleur film documentaire en 2012

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Scott Milici

 

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Sixto Rodriguez le 5 juillet 2013 à Vienne