Ibrahim Maalouf. Le tapis volant.

Ibrahim Maalouf. Le tapis volant.

r20160628_IbrahimMaaloufSpectacleEnfantsIbrahim Maalouf et les enfants de Vienne.

Il y avait dans ma maison d’enfance un lieu magique entre tous, un monde à part que nous arpentions avec voracité, mon frère et moi, dans notre apprentissage de petits garçons. Au milieu de la salle à manger trônait, sombre comme un coffre au trésor, une grande table de chêne sur laquelle se faisaient les grands repas. Outre les panneaux coulissants qui cachaient sous l’épais plateau les couverts de fête, elle avait , reliant ses pieds à quelques centimètres du sol, une longue et large barre  sur laquelle nous glissions sans fin, tournantr20160628_IbrahimMaalouf_rec autour du meuble pour reprendre le départ comme les enfants rejoignent en courant l’échelle du toboggan. A plat ventre sur cette passerelle, nous survolions alors le tapis persan, nous délectant du vertige que nous causait ce monde fantasmagorique. Probablement, ce tapis n’avait de persan que le décor et n’était qu’un lointain ersatz des merveilles qu’Ispahan ou Kashan produisaient au XVIe siècle, mais nous avons passé de longues heures à pousser nos billes entre ses fleurons, déambulant dans ce jardin cosmique, transportés par notre seul bon vouloir aux quatre coins du monde, voire au-delà.

Le tapis magique, que la Mythologie Perse attribue à un cadeau de la Reine de Saba au Roi Salomon, fait partie de ces personnages incontournables de notre imaginaire des Mille et Une Nuits. Avec lui, le héro se joue de l’apesanteur et parcourt le monde, protégé dans ce jardin symbolique qui voyage dans l’univers et le contient tout entier. Cet espace du rêve est le cadeau de l’enfance, l’espace du tout-est-possible qui nous fait grandir en confiance.

r20160628_SamirOmsi2Lorsqu’il construit son improvisation géante avec six mille gamins, Ibrahim Maalouf cueille auprès de l’un ou l’autre quelques notes, des amorces de serinettes qu’il accueille comme une composition précieuse - « Yasmine, c’est super bien ce que tu as là! » - et le fait reprendre par tous, l’associe à une autre, lui donne la chair de son orchestre, le transforme en un or qui illumine tout le théâtre antique. C’est une qualité rare que cette capacité à faire naître l’autre, cette mission du passeur que s’est donné l’artiste franco-libanais. Dans un occident tétanisé par la peur de l’autre, il propose toujours ce cadeau d’un Moyen-Orient universel, pont généreux entre les continents. Bien sûr, il y a l’étonnant éclectisme de sa musique - mélancolique hommage à l’éternelle diva égyptienne Oum Kalthoum dont il reprend le concert des Mille et Une Nuits, ou déferlante franchement électro de son Red & Black Light. Mais il y a surtout l’âme de sa trompette, capable de nous transporter quel que soit le projet, cette sonnerie magique qui nous fait passer dans ce qu’André Malraux appelle le Musée Imaginaire, particulier à chacun, puisant dans un fonds universel dans lequel tous retrouvent leur part d’éternité*. Nous sommes alors transportés par cette musique de l’étranger que nous pouvons faire nôtre, non pas comme une friandise folklorique, mais comme le témoignage d’une humanité fraternelle dans laquelle nous nous reconnaissons. De l’oudiste syrien Samir Homsi qui le rejoint sur scène, il dit qu’il est tapissier, et nous voulons le croire tant il semble évident que le chant qu’il égraine sur les cordes semble tissé depuis des siècles. Des siècles d’échanges dans un pays d’Histoire ravagé par la guerre, cette Porte de la Méditerranée vers l’Orient qui a propagé l’art du Tapis, l’invention des nomades qui a conquis les palais, ce jardin de voyage enchâssé dans quelques empans de laine ou de soie. Voyager, c’est le luxe que réclame Ibrahim Maalouf pour l’Humanité.

*Michel Melot. L’art selon André Malraux, du Musée imaginaire à l’Inventaire général.

r20160628_IbrahimMaaloufScottColleyMarkTurnerIbrahim Maalouf, Scott Colley & Mark Turner.