Ibeyi & Esperanza Spalding. Jumeau, l’Autre-Soi.

Ibeyi & Esperanza Spalding. Jumeau, l’Autre-Soi.

 

r20160709Ibeyi

Ibeyi. Lisa-Kaïndé et Naomi Diaz

« Ça doit faire bizarre d’avoir un jumeau. » A cette sempiternelle remarque, nous avons coutume de répondre, mon frère jumeau et moi: « Ça doit être étrange de ne pas en avoir. » Entre fascination et superstition, si le mystère des jumeaux n’en finit pas d’intriguer, c’est qu’il porte en lui notre propre mystère, celui de notre identité, inséparable de notre rapport à l’Autre.

L’Ibeyi, dans la culture Yoruba, est le gardien de l’âme du jumeau disparu. Une statuette sculptée à sa mort et que la mère traite comme le vivant afin que celui-ci puisse survivre, leur âme étant considérée commune et inséparable. Pour les jumeaux de cette ethnie africaine - la plus grande du continent noir - il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, on considérait que cette naissance gémellaire était le fruit de deux géniteurs. La mère était donc tuée pour punir son infidélité et avec elle les fruits de son ventre. Comme souvent, le renversement de croyance s’est accompagné de la naissance d’une autre, à savoir celle qui donnerait aux jumeaux un pouvoir surnaturel, apporterait bonheur, santé et prospérité à leur famille. Lorsqu’on sait la primauté de celle-ci chez les Yorubas, dépassant largement la cellule de base, on imagine l’importance qu’à pu prendre alors le culte des jumeaux, et la nécessité de choyer l’Ibeyi, le gardien, sans lequel l’équilibre serait rompu.

Nimbé d’une lumière zénithale digne d’Indiana Jones, le podium qui attend les deux sœurs au milieu de la scène du théâtre antique a tout de l’autel - ou du trône - sur lequel l’épiphanie ne devrait tarder. Filles du percussionniste cubain Anga Diaz, Lisa-Kaïndé et Naomi ne se revendiquent pas seulement de leur double nationalité (elles sont nées à Paris) mais aussi de leur racine Yoruba. Leur musique n’en fait aucun mystère, ancrée dans de sourds grondements de cajon puissamment amplifiés et de mélopées incantatoires appelant d’ancestrales polyphonies. L’appel de l’Esprit se teinte aussi d’un électro très à la mode tandis que les écrans d’arrière scène stoboscopent comme dans un rêve de machine. La recette fait mouche, une paire surnaturelle qui nous entraîne dans son mystère. Happée par cette musique rituelle - comme su l’être en 1990 celle du groupe new age allemand Enigma, rythmique puissante et paroles sensuelles sur un fond de chants grégoriens - l’assemblée du théâtre antique se laisse emporter par l’invitation divinisée des deux jumelles. Tout un art de l’envoûtement, une Antinéa aux deux visages que n’aurait pas reniée Pierre Benoît.

r20160709_EsperanzaSpalding_01L’Atlantide d’Esperanza Spalding est d’un autre monde, celui d’un enfant-roi, Autre-Soi qu’elle met en scène dans un space opéra poétique, comédie musicale déconcertante qui ouvre encore le champ de son exploration tous azimuts. Musicalement, il y a incontestablement de la matière, une maîtrise hors norme portée par une voix qui ne cesse de repousser ses limites, une balade à travers tous les styles actuels, de l’électro au soul, de la pop au funk. A la basse, le flow est toujours aussi remarquable, mais c’est surtout le contraste entre la virilité autoproclamée de l’instrument et son interprète femme-enfant qui séduit, désarçonne. Coiffée d’une couronne de pacotille incrustée de composants électroniques, Emilie - l’alter-ego d’Esperanza - virevolte, sautille en lutin facétieux, moderne Peter Pan. Pour ceux qui comprennent la langue de Shakespeare, l’expérience doit être complète. Il me manque pour ma part le livret qui permettrait le plein accès à son projet. Reste la performance d’une artiste hors norme, toujours là où on ne l’attend pas, jeune trentenaire émouvante dans cette recherche d’une autre jeunesse. Peut-être la sensation d’avoir laissé une partie de soi en route dans sa carrière fulgurante. Une manière de nourrir son Ibeyi, son Autre-Soi laissé en jachère. Bien sûr, cette histoire nous concerne.

r20160709_EsperanzaSpalding_02Esperanza Spalding