Hommage à Petrucciani. Incassable.

Hommage à Petrucciani. Incassable.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Laurent Coulondre, Franck Avitabile & Jacky Terrasson

Concert du 29 juin 2021 à Jazz à Vienne.

Crayon noir & Posca sur Kraft.

- Vous allez au jazz, cette année ? lance Catherine, au détour d’une conversation. J’ai vu qu’il y avait une soirée pour…tu sais…le musicien qui a la même maladie que moi.

Catherine souffre d’ostéogenèse imparfaite, plus connue sous le nom de maladie des « os de verre ». Et ce frère de fatalité dont elle n’a pas retenu le nom, c’est Michel Petrucciani, le génial pianiste trop tôt disparu en 1999, auquel le festival rendait hommage hier soir. Pour nous, qui finissons par éluder le handicap tant fut stupéfiant le talent du musicien, il semble inconcevable d’oublier son nom. Mais lorsqu’on vit la différence comme une exclusion, le sens de la communauté prend légitimement la primauté. J’ai repensé, en souriant aux paroles de notre amie, à cette fillette d’origine africaine suivant sur le téléviseur de ses parents adoptifs la finale légendaire de Yannick Noah à Roland-Garros(1). « Mais…Noah…il est NOIR ! » Révélation ! Reconnaissance ! Libération !

N’en déplaise à ceux qui voudraient l’effacer de nos frontons, la fraternité n’est pas une option dans la construction d’une société humaine. Sans elle, nous ne pouvons grandir. Se reconnaître en l’autre est notre seule façon d’avancer. Il faut des pas devant nous, à nos côtés, derrière nous, pour trouver notre route. La musique ne fait pas exception. Une soirée hommage, c’est donc l’occasion de dire une fraternité, ce que l’on doit au disparu et le tribut que l’on offre à son immortalité. C’est aussi l’occasion d’être un peu l’autre, de le rejoindre, se confondre, porter ses couleurs, devenir son verbe, invoquer sa présence.

Bien sûr, il y a la reprise des magnifiques thèmes de Petrucciani sur lesquels les vents - les trompettes de Flavio Boltro et Andrea Motis, le saxophone de Géraldine Laurent - viennent poser leur génie. Mais surtout, c’est très étonnamment la gestuelle des pianistes qui fait surgir le disparu. Quiconque a eu la chance de voir le petit homme(2) en concert a été frappé par sa vitalité percussive, sa totale indépendance des mains, l’absolue clarté de ses lignes mélodiques, l’impression que ses doigts venaient de très loin, de très profond, que toute l’énergie du corps handicapé, en somme, était décuplée dans ses bras.  Certainement, on n’enfile pas impunément l’habit de ce géant. Pourtant, les trois pianistes invités l’ont joyeusement endossé, se sont coulés dans le torse disproportionné et sont allés chercher dans un espace qui nous dépasse l’énergie de la danse du bossu. Franck Avitabile ? Arqué sur le clavier. Jacky Terrasson ? Virevoltant trublion. Laurent Coulondre ? Intenable énergie. Il y a dans ce concert l’insouciance du danseur dans un magasin de porcelaine, la musique forte comme un torrent, l’ivoire et l’ébène qui se plient au caprice des os de verre. On mesure la portée de la comète, l’histoire de sa formation, la fulgurance de son passage et sa trace vers l’infini. Sommes-nous comme lui? Certainement un peu. C’est en tout cas ce dont nous devons nous convaincre,  par admiration de sa musique, par respect de son combat et parce que nous avons tous un caillou dans notre chaussure. Un petit quelque chose en verre, une fragilité qu’il nous faut dépasser.

 

(1) Victorieux le 5 juin 1983, contre Mats Wilander.

(2) Il ne dépassera pas les 99cm.

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

André Ceccarelli, au même concert