Hip-hop. Le chant du signe.

Hip-hop. Le chant du signe.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Oxmo Puccino

Roberto est Piémontais, d’Ivrea, plus précisément, la ville qui vit naître la célèbre machine à écrire Olivetti, et peut-être est-ce une explication à son débit de mitraillette. Car lorsque Roberto parle, c’est avec ce staccato chantant qui fait merveille à la scala. Et forcément, en bonne caricature vivante de l’Italien, Roberto parle avec les mains. Chaque mot, chaque phrase est accompagnée d’un geste : la main s’ouvre, s’offre, balaye l’espace, se porte sur son cœur, se rassemble en un baiser devant ses lèvres, fait l’inventaire de ses doigts. Son visage aussi participe de la délicieuse pantomime : sourcils mobiles, lèvres volubiles, yeux malicieux. Qu’importe donc si je ne comprends pas tout de ce qu’il dit : le corps dit mieux que les mots ce qui nous permet de nous comprendre. D’ailleurs, l’essentiel est évident chez Roberto, tout est « -ssimo » : fortissimo, bellissimo, grandissimo, buonissimo…nous l’appelons en riant Robertissimo. Tout, chez lui, invite à la rencontre et au partage, le vin – ah ! les fameux échanges « culturels » ! – comme le jazz. L’un et l’autre font alors l’objet de commentaires superlatifs – fantastico ! excellentissimo ! Et la main d’accompagner le commentaire. C’est à lui que je pense lors du concert hip-hop d’hier soir. Roberto a manqué sa vocation : il aurait dû être chansigneur.

Chansigner…quelle évidence ! J’observe Laëty Tual (1) du coin de l’œil. Sur scène, elle répond à l’invite du duo d’Oxmo Puccino et Yaron Herman pour interpréter leur concert. Bien sûr, il y a la langue des signes - et c’est là sa vocation première. Mais l’artiste (2) va plus loin, traduisant au-delà des mots la danse de la musique, le flow du rappeur, la réponse du pianiste, usant de toute la panoplie de l’expression corporelle, donnant à entendre plus encore pour nous-mêmes, mal ou bien-entendant. Génialissimo ! dirait Roberto. Voilà une vraie inclusion, qui invente à partir de l’obstacle. L’obstacle comme opportunité ! Lorsqu’on l’interroge (3) sur son rapport au jazz, Oxmo Puccino raconte sa découverte de la dissonance :

« La dissonance, ça rajoute une tension qui demande à être résolue. »

La tension, le déséquilibre de la marche, que ce soit suffisamment inconfortable pour être bien (3). En prenant le pari de rapper sur l’improvisation du jazzman, le poète se prive de toutes ses marques, la rythmique où vient s’appuyer la scansion, le confort d’une structure parfaitement mémorisée, tout ce vocabulaire hip-hop très codifié sur lequel le poète pose habituellement ses mots. Mais, il y a une contrepartie :

« Avec Yaron, j’ai redécouvert mes chansons. Avec lui, on ne sait jamais où il va, ça oblige à naviguer selon le courant qu’il impose. Il y a ce plaisir de communiquer autrement qu’en se parlant, en s’écoutant, en se regardant aussi, beaucoup. »

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Loyle Carner

Regarder beaucoup, c’est ce que je ferai au concert suivant, celui du Britannique Loyle Carner, dont beaucoup vantent la poésie douce. Las, je ne peux pas profiter de ses mots, ignare que je suis de la langue de Shakespeare. Pour autant, en regardant attentivement, je comprends que son corps aussi me parle, une gestuelle qu’il dirige vers son public - une jeunesse décomplexée de son ignorance, mais qui fait confiance au langage du corps. La main sur le cœur, le rappeur s’approche de la scène, se penche vers la fosse, et je me surprends à m’abandonner à cette inclusion inattendue, invité malgré moi dans une autre musique.

Le rappeur du cœur, c’est ainsi qu’Oxmo aime à se définir. Citant la réponse de Marcel Proust au jeu du questionnaire, il rappelle que La beauté n’est pas dans les couleurs mais dans leur harmonie. Et il ajoute :

« Un humain seul ne représente pas grand-chose, ce n’est qu’avec un entourage qu’il devient quelqu’un. »

Me revient le dos voûté de Yaron sur son piano, égrenant les premières notes du standard d’Ellington – In a Sentimental Mood – pendant que la voix grave du poète confesse son amour de l’écorché dans son titre Le Cactus de Sibérie :

 Mon flow réconforte ceux dont les piques poussent vers l’intérieur. 

Je n’ai pas eu la curiosité de regarder comment Laëty nous chansignait ces vers. Mais, comme lorsque Robertissimo parle d’amitié, je suis certain qu’il n’est pas nécessaire d’en savoir les paroles.

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Yaron Herman

 

(1) Laëty Tual et aussi Théo Galliard sont chansigneurs sur ce concert. Le chansigne, c’est un art à part entière qui concilie la danse et la langue des signes. Voir Laëty chansignant La foule de Piaf.

(2) Depuis 2018, le chansigne est enseigné à l’Opéra-Comique de Paris comme une discipline à part entière.

(3) Retrouver l’entretien avec Olivia Gesbert de février 2022 sur France Culture.

https://www.dailymotion.com/video/x8fmj2y

(4) Yaron Herman lors de ce même entretien.

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Loyle Carner