Harold López-Nussa. Guimbardes et doudous.

Harold López-Nussa. Guimbardes et doudous.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

 

Harold López-Nussa.

« Roberto, mio palmo ».

La suite du film culte, nous la connaissons : Jean Reno plonge en apnée pour délivrer - contre gros salaire - un homme-grenouille coincé sous une épave. Une fois la mission accomplie et le cachet mirobolant encaissé, les deux frères remontent dans leur épave – une Fiat 500 toute déglinguée – et explosent de joie.

Roberto (euphorique) : Enzo, tu vas changer de bagnole ?

Enzo (pensif) : Non, on va la faire repeindre.

Roberto (interloqué) : Mais, Giuseppe te le fera pour vingt-cinq dollars !

Enzo (décidé) : Alors, dis-lui d’en passer deux couches.

On s’attache aux bons serviteurs. Ils nous rappellent d’où nous venons. Et, quand bien même ils n’évoquent pas toujours des heures faciles, ils font partie de notre histoire. Première paye, première guitare, première boîte d’aquarelle, première voiture, premier sac-à-dos… j’ai recousu toute ma vie mon cartable en cuir noir reçu à mon entrée au collège – je l’ai toujours dans un coin de l’atelier – et j’ai bien souvent ressorti l’alène et le fil de lin pour ravauder les X-Packs de mes enfants. Petits fétiches et gros doudous ! Tout comme les frères Molinari du film de Luc Besson (1), les Cubains sont très attachés à leur voiture. En cause, l’embargo (2) décrété en 1962 par Kennedy qui amène le gouvernement castriste à interdire le commerce des automobiles. Les gens ont donc rafistolé – avec un certain génie de la mécanique – les grosses berlines chromées américaines achetées avant la révolution - Pontiac, Plymout, Dodge et Chevrolet – qui font aujourd’hui le bonheur des marchands de cartes postales. Mais, rappelle Harold López-Nussa, il y avait aussi les voitures venues de l’Est, particulièrement la poliquito, la Fiat 126p polonaise - un pot de yaourt qui n’a rien à envier à l’épave des deux Siciliens du Grand Bleu – bien moins glamour que les spacieuses almedrones (3). « Imaginez ce qu’il restait de place dans l’habitacle une fois que vous aviez casé la contrebasse », raconte le pianiste cubain. « Pour autant, je l’aimais bien. C’était la voiture de la famille ».

Harold López-Nussa a fini par quitter son pays, et sa musique raconte le tendre écartement entre Cuba et France, son pays d’adoption. Des Amériques, il ramène son frère - le très latin batteur Ruy Adrian López-Nussa – et le contrebassiste américain Luques Curtis – « le meilleur du monde » ! Il rapporte aussi ses origines pianistiques charpentées sur un répertoire classique – Debussy, Ravel – qui surgit au milieu de ses envolées comme dans la finesse de ses compositions. Et puis, il y a l’âme de la musique cubaine, une rythmique inlassable qui affleure partout, ce sentiment de voyage qui habite universellement la musique d’une île.

Il y a aussi les amis de voyage : le splendide harmoniciste suisse Grégoire Malet (4) - « une intensité aussi douce que puissante », dit de lui Cassandra Wilson - digne héritier de Toots Thielemans, capable de faire surgir une infinie nostalgie dès la première note, et la percussionniste hollando-américaine Natascha Rogers - multi-instrumentiste et chanteuse, par ailleurs. Elle aussi, a traversé la mer, à la recherche des racines d’un mystérieux père amérindien qui, furtivement, lui laissa un jour une paire de congas en cadeau. Elle partira alors pendant des années en apprentissage auprès des plus grands percussionnistes d’une Atlantique Noire (5) originelle. À la voir frapper les congas, on imagine mal la chanteuse intimiste (6). Pourtant, aucune contradiction dans cet exercice. Natascha invoque le rythme comme le fait Harold, un chemin parcouru, riche et cabossé comme une vieille guimbarde – pourquoi en changer ? Sur ce doudou racinaire, la tendresse peut se faire. Et le pianiste cubain ne s’en prive pas. Ballades somptueuses, duos magiques avec l’harmoniciste, et, sur un morceau, le chant timide de ses deux fillettes, vivant témoignage de son bonheur de vivre.

Sur la persistance d’une dernière note, Natascha glisse sa main sur ses chimes, ces petites sonnailles suspendues, tubes de laiton, piécettes, clochettes, accompagnant la mémoire du voyage comme une caresse. Babioles héritées de l’enfance ou rapportées dans les poches, elles annoncent aussi, comme le carillon suspendu dans le courant d’air de notre porte d’entrée, l’arrivée du visiteur.

Et vous, quel est votre doudou ?

 

(1) Sorti en 1988, le Grand Bleu raconte l’histoire de Jacques et Enzo, deux apnéistes concurrents et amis. Il eut un succès retentissant, lança la carrière de Jean Reno et d’Éric Serra, qui en composa la musique. (retour)

(2)À la suite de la nationalisation expropriant les compagnies étatsuniennes. Les Cubains utilisent le terme plus approprié el bloqueo, « le blocus ». Au bon gré des présidents américains successifs, il est toujours en cours.. (retour)

(3) Almedrones : « grosses amandes », en raison de leur forme bombée. Le surnom que leur donnent les Cubains.. (retour)

(4) Écouter Grégoire Maret.. (retour)

(5) En référence à Paul Gilroy. « L’Atlantique noir. Modernité et double conscience ». (Amsterdam éditions). (retour)

(6) Écouter Natascha Rogers chanter Ashes. (retour)

 

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Luques Curtis & Natascha Rogers