Joe Armon-Jones
« BOUM ! »
Léon et Émile explosent de rire. Sur l’écran de la télé, le piège de Vil-Coyote s’est retourné contre lui. Les yeux du malheureux toon émergent d’un nuage de fumée noire qui se disperse comme des pétales de fleur dans le ciel limpide du désert. Les garçons exultent : encore raté ! « Bip-bip », trompette le road-runner, avant de repartir en trombe sur sa route sans fin. Léon commente en s’étranglant de rire : « Mais non ! Qu’il est bête, ce Coyote ! ». Chaque fois qu’ils viennent en vacances à la maison, mes petits-fils demandent à revoir ce cartoon. Depuis 1949(1), Vil-Coyote poursuit Bip-Bip - sans qu’on sache bien pourquoi d’ailleurs - et subit le retour de bâton de ses pièges sophistiqués, à grands coups de baffes, gags en tous genres… et bâtons de dynamite, bien sûr. Boum ! La recette fait toujours merveille.
« Boum ! » - quand c’est pour rire – a un effet irrésistible, un doux mélange de crainte et d’excitation, un petit animal qui se réveille en nous, une chatouille incompressible qui déride les plus récalcitrants. « Boum, quand notre cœur fait boum », chantait Trenet. C’est cette joie de la surprise, l’amour qui vous saisit, la beauté qui vous traverse, la danse qui vous invite. Pas forcément violente, pas forcément profonde, mais à chaque fois troublante. Un petit grain de folie qui transforme l’ordinaire. Dans le roman de Giono - « Que ma joie demeure (2) » - Bobi le vagabond réenchante la vie de Marthe et Jourdan grâce à cette joie des petits riens. On peut trouver l’histoire par trop angélique – la beauté rude du plateau provençal de Grémone incite probablement à l’émerveillement – mais, n’en déplaise aux grincheux, la joie n’est pas réservée aux naïfs ou aux nantis. La joie, c’est d’abord une question de volonté. De contagion, aussi.
Les Londoniens d’Ezra Collective l’ont bien compris. “Grandir à Londres ça a toujours été très compliqué, explique Femi Koleoseo, le batteur et leader du groupe, mais plutôt que de nous focaliser sur toute cette négativité autour de nous, on a cherché à se recentrer sur les choses positives qui nous tendent les bras” (3). Avec Ezra, la recette est toute simple : une harmonie d’apparence minimaliste - un seul accord, souvent - assise sur une basse ostinato – mais quelle ligne de basse ! – enrobée dans une nappe de clavier électro – incroyable Joe Armon-Jones ! Posez sur le tout un leitmotiv aux cuivres et vous avez tous les ingrédients pour installer un spiritual jazz souple et puissant, une musique incantatoire et spatiale. Cela pourrait suffire pour plaire. Mais les musiciens ne veulent pas de la chasuble du Grand-Prêtre. À quoi bon ré-enchanter un monde désenchanté (4) si c’est pour imposer un nouveau clergé ? Non, la danse qu’ils appellent est plus généreuse : c’est un bal partagé, juste ce petit pas de côté, le petit Boum-Boum qui réveille en nous le vivant - « Take a Walk on the Wild Side », chante Lou Reed. Alors, avec un mélange assumé de tout le métissage londonien, ils mâtinent leur musique afro-beat de jazz, de salsa, de hip-hop, avec une science de la suspension, ce tout petit décalage du tempo, l’effleurement des baguettes de Femi, le sautillement du saxo de James Mollison, l’incessant contre-point du claviériste, et la marche féline du bassiste TJ Koleoseo. La trompette triomphale de Dylan Jones s’enfonce dans ce matériau comme dans du beurre, avec le pétillant d’un prosecco.
Dans la fosse, le public chaloupe, tangue, gite, ondule, entre rouleaux et écume. Ce n’est pas l’hystérie collective d’une foule en transe, c’est plutôt ce petit pas de côté, cet appel intérieur, ce petit animal endormi qui a envie de jouer, pour rien : la surprise désopilante de la chatouille.
« Boum ! »
TJ Koleoseo
Dylan Jones & TJ Koleoseo
(1) Créé par Chuck Jones en septembre 1949, Vil Coyote est un personnage de dessin animé de la série Looney Tunes et Merrie Melodies. Voir quelques Boums !
(2) « Que ma joie demeure ». Jean Giono (Grasset 1935). En référence au titre de l’album d’Ezra Collective : « You can’t steal my joy ». (Label Enter the Jungle, 2019)
(3) Écouter le podcast de l’émission Open Jazz d’Alex Dutilh sur France Musique. Avril 2019. Avec des extraits de l’album.
(4) Le désenchantement du monde. Lire Max Weber, Marcel Gaucher.