Bobby McFerrin
Concert du 2 juillet 2019 à Jazz à Vienne.
Crayon noir & Posca sur Kraft.
Bavonjavour laves avamavis.
Chaque époque a son idée de l’extra-ordinaire, et il y a fort à parier que le javanais ou langue de feu, ce jargon né au milieu du XIXe siècle dans les milieux malfamés de Paris, tient son nom de l’attrait des Terres Lointaines et de tout le fantasme exotique qui s’y rapporte. Dans le Paris de la Belle Époque, on s’effrayera aussi des bandes d’Apaches qui terrorisent la ville, malfrats auxquels on attribue bien évidemment la sauvagerie supposée des chasseurs de scalp, sujets récalcitrants d’un Empire colonial américain perdu à l’issue de la Guerre de Sept ans (1). Mais s’il connut un succès indéniable, au point qu’un journal parut entièrement écrit dans ce langage argotique, le javanais reste une langue de potache, que nous nous amusions à utiliser, enfants, à l’âge où les codes et secrets forgent l’identité des bandes de copains.
Il y a certainement un peu de cet étrange compagnonnage dans la proposition concertante de Bobby McFerrin, et aussi cet attrait irrésistible que le primitif fait naître en nous, cette fascination des Arts Premiers, vierges de toute écriture, paradis perdu que réclament nos entrailles, un premier utérus dans lequel nous baignions quand l’humanité était en paix. Lorsque le célèbre vocaliste naît à Manhattan en 1950, il y a bien longtemps que les Algonquins ont été chassés de leur « Île aux nombreuses collines » (2), mais on peut se demander s’ils n’y ont pas laissé quelque part l’esprit de leur chaman. C’est bien en tout cas à une pure cérémonie que Bobby McFerrin invite le public de Vienne, une communion par le chant, une mystique de l’enfance où résonne chaque voix: la sienne, un peu, celles de ses quatre compagnons de route du Gimme 5 (3), celles de la trentaine de choristes qui les entoure sur scène, et le chantonnement du théâtre, invité à entrer dans le Cercle du Chant. Un esprit chagrin regrettera l’époque spectaculaire, celle où le créateur du tube Dont’t Worry, Be Happy nous éblouissait par sa technique vocale unique, un art de la polyphonie en solitaire porté par une tessiture sans limite. Tout son talent était alors au service de la performance personnelle, utilisant la magie des boucles pour s’enregistrer à l’infini. Mais sa vision de l’univers a changé. Comme le maître du kendo qui n’a plus besoin de tirer pour atteindre sa cible, l’homme-orchestre laisse chanter les autres pour lui. Il entonne une phrase musicale, presqu’un mantra, qu’il distribue à l’une ou l’autre partie de son cercle, puis propose la phrase compagne à une autre, laissant s’installer notre curiosité, monter notre désir, pour créer un matériau sonore complexe et profond dans lequel se cisèlent une invocation, un jet, un cri, une mélopée. Plongé dans la chair de ce chant d’humanité, il guide notre transe, provoque les envolées, apaise les vents, embarque tout ce peuple d’un soir dans un voyage universel. Et de la scène au dernier gradin, la tribu s’envole avec lui, loin, à travers la nuit étoilée, par-delà les courbes du fleuve, par-delà la grande mer, jusqu’au Pays où l’on n’arrive jamais(4).
(1) (1756-1763) Les Américains l’appellent « French and Indian War ». A l’origine conflit entre les puissance coloniales européennes, elle va impliquer largement les populations Amérindiennes.
(2) Manna-hata, l’Île aux nombreuses collines en Algonquin.
(3) Joey Blake, Dave Worm, Rhiannon & Judi Vinar forment avec Bobby McFerrin le Gimme 5
(4) André Dhôtel (prix Fémina 1955)