Madeleine Peyroux chante Jacques Brel
Crayon noir & Posca sur Kraft.
« T’as du feu ? »
Avec le recul du tabagisme et son interdiction dans les lieux publics – entre autres les cours des lycées – c’est une phrase que l’on n’entend plus. C’est presque dommage. Elle permettait d’initier une rencontre, fortuite ou volontaire, une connivence entre fumeurs, un signe de reconnaissance, un contact des mains surtout, pour protéger la flamme du briquet. Le briquet, c’était comme un couteau dans sa poche, une lumière portable que l’on utilisait dans les concerts pour entrer en communion avec les artistes, au prix de quelques brûlures sur l’ongle du pouce. C’est aujourd’hui le téléphone qui a pris le relai.
Bien sûr, il y a cette belle lumière bleue, artificielle et indolore, qui remplace la brûlure presqu’animale du bec de gaz, mais… Si le téléphone permettra bientôt – à n’en pas douter - d’allumer une cigarette électronique à distance, cette fonction du feu n’existera probablement jamais dans ce nouveau couteau-suisse. Notre émotion a changé de température.
Bien sûr, nous sommes connectés aux quatre coins de la planète, mais cette merveille de technologie n’aide pas beaucoup à la rencontre, durable s’entend. Bien sûr, on peut liker d’un claquement de doigts un nouveau contact, partager des photos de soi ou de son chat, mais il manque l’instant des mains, l’attente du raclement de la roulette, le silence lorsque le clope rougeoie, la communion de la première bouffée et le « merci », qui se soupire dans le premier nuage de fumée bleue. Un « j’aime » sur le smartphone et tout est consumé dans l’instant.
Bien sûr, armé de cette incroyable prothèse, on se croit mèche (1), feu brûlant, passion dévorante, habité d’une indécente toute-puissance, mais on n’est finalement qu’une somme d’algorithmes, une chair à canon virtuelle dans laquelle les marchands de rêve viennent faire leur marché, un pot de suif (1) juste bon à graisser leur belle mécanique.
Bien sûr il y a l’urgence, le « comment faire pour exister ? ». Bien sûr, il y a l’effet de mode, qui sait ce que sera demain ? Bien sûr…
Bien sûr, il y a les coach-minceur, qui vous font perdre les kilos, bien sûr il y a Photoshop® quand l’apparence prime au talent, bien sûr …
Bien sûr, il y a l’auto-tune (2), qui gomme toute imperfection, et dont abuse sans vergogne toute une jeune génération. Bien sûr, il y a les voix parfaites, qui gagnent à l’Eurovision, bien sûr…
Madeleine Peyroux a succédé à Célia Kaméni, à l’hypnotique voix enchanteresse de la jeune chanteuse, au visage de déesse noire enchâssé de longues mèches ébène. Mais Madeleine, c’est autre chose. Madeleine, c’est un corps de cinquante ans qui dit qu’il les a vécus, c’est une fêlure généreuse, une voix qui n’est pas sans rappeler celle de Billie Holliday et vous happe instantanément. Madeleine, c’est une nonchalance qui cache un swing irrésistible, une douceur espiègle et puissante tout à la fois, une douceur qui ne mâche pas ses mots. Et si elle peut mettre la plus grande légèreté dans les sujets les plus graves, il y a toujours cette fêlure tendre qui vous fait fondre. Celle qui a commencé en chantant dans la rue se souvient de l’importance du contact, les mains en berceau autour du briquet sur les trottoirs de Paris (3), l’instant mendié aux passants pressés, la chaleur de leurs yeux quand leur âme sautille ? Et aussi, parfois, la petite larme qui dit qu’elle les a touchés.
Bien sûr, le monde est parfois effrayant, et on voudrait – en en gommant les défauts – s’en extraire, trouver refuge dans une bulle de beauté parfaite dont l’Intelligence Artificielle nous donne un troublant aperçu. Bien sûr, dans cette course effrénée, on marche sur les fleurs…
Mais il y a Madeleine Peyroux !
(1) « On se croit mèche, on n’est que suif. » Jacques BREL, Voir un ami pleurer. Face B de l’album Les Marquises. (Barclay. 1977). Ce titre, repris par Madeleine Peyroux à ce concert, a été enregistré en 2019 sur l’album collectif Brel-Ces gens-là, chez DECCA. Écouter le titre
(2) Auto-tune : logiciel correcteur de voix en temps réel permettant de chanter juste.
(3) Née en Géorgie (USA), Madeleine Peyroux a vécu à Paris dès l’âge de 13 ans. Elle fera ses premières armes en chantant dans la rue, à 15 ans.