Michael Kiwanuka. Le pouvoir des fleurs

Michael Kiwanuka. Le pouvoir des fleurs
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Michael Kiwanuka.

Crayon noir & Posca sur Kraft.

 

C’est le changement de plateau au théâtre antique. Alors que les photographes attendent impatiemment l’ouverture du portillon, je profite de leur absence pour arpenter l’étroit couloir du crash-barrière, de cour à jardin (1). Quand je le peux, j’aime me faire une idée de l’organisation de l’espace, savoir quel musicien sera en premier plan, repérer l’emplacement des différents pupitres, imaginer comment composer mon image. Une fois le concert lancé, chahuté par les photographes, ce sera difficile de bouger ; je devrai prendre alors ce que je peux. Mais ce soir, je reste perplexe : petites tables orientales sur lesquelles fument des bâtonnets d’encens, jolis bouddhas de bois sombre, plantes vertes, charmants abat-jours vintage diffusant une lumière mordorée… ça sent l’ambiance new-âge à plein nez ! Le Flower Power, pour le moins, cette douce révolution des années 60 qui veut croire à une non-violence salvatrice.

Le pouvoir des fleurs… hum, c’est bien beau mais ça sent l’entourloupe : on voudrait m’endormir, sans doute, comme les compagnons d’Ulysse, piégés d’avoir goûté le jujube des Lotophages (2), ce fruit au doux goût de miel qui fait oublier d’où l’on vient et qui l’on est. Sans l’intervention du héros qui va les chercher par la peau du cou, le voyage aurait pu s’arrêter là. Et je veux rester lucide pour travailler. Le dessin sous opiacée, très peu pour moi ! Pourtant, bien malgré moi, c’est bien ce qui va se passer.

 

Il faut dire que Michael Kiwanuka a toutes les qualités. Un timbre de voix légèrement éraillé, une douce chaleur, quelque chose de l’élégance soul d’un Bill Withers, une musique folk sans superflus, familière et intemporelle. Trônant comme un guru au centre de la scène, baigné dans la lumière qui caresse la fumée d’encens, il distribue sa bonne parole avec modestie et conviction. Autour de lui, vêtus d’une même longue tunique blanche, ses apôtres ponctuent son chant de riffs simplissimes - woo-woo des chœurs, arpèges de guitare, frôlement des cordes - enrubannés dans des effets d’échos et de réverbération, une musique céleste et planante entre Pink Floyd et gospel. Sur cette couleur très spiritual jazz, les arrangements sont bichonnés, inventifs, colorés, utilisant toute la palette musicale pour enrober les paroles d’une intimité désarmante. Une envolée de flûtes, deux accords de guitare lancinants, le flottement des baguettes sur les cymbales et au loin l’écho d’une éternité, Michael Kiwanuka chante en fermant les yeux.

 

Tell me a tale that always was

Sing me a song that I’ll always be in

Tell me a story that I can read

Tell me a story that I’ll alway be in (3)

 

« Raconte-moi un conte qui a toujours existé

Chante-moi une chanson où toujours je serai

Raconte-moi une histoire que je peux lire

Raconte-moi une histoire à la laquelle je peux croire »

 

L’encens serpente dans l’enchevêtrement du gril, s’enroule autour des projecteurs, glisse dans la nuit de Vienne, m’emmène vers un ailleurs dans la douce torpeur d’un voyage dont je ne tiens pas la barre. Heureusement, mes mains co-pilotent, griffonnent sur mon carnet le parfum de cet étonnant voyage. Pour qu’elles gardent mémoire. Parce que si les images ne remplacent jamais ce qui a été vécu, la mémoire sait utiliser tous les sens pour faire revivre les rêves, n’en déplaisent aux acharnés de l’égoportrait (4) qui ne vivront jamais leur voyage qu’à travers leur écran.

 

Paint me a picture that I can see,
Give me a touch that I can feel

 

« Peins-moi une image que je peux voir

Donne-moi une caresse que je peux sentir »

 

Ulysse me tire par la manche : le concert est fini. Et le voyage continue. Je me secoue, pandicule, je range planche et crayons, un peu dans les vapes. Sacré pouvoir des fleurs !

 

 

(1) Dans le vocabulaire du spectacle, on distingue les côtés gauche et droite de la scène vue de face pour permettre de se situer, quel que soit le sens de l’observation. Jardin à gauche de la scène, cour à droite.

(2) Dans l’Odyssée d’Homère, ce peuple « mangeur de lotos » drogue les éclaireurs d’Ulysse avec ces fruits que l’on identifiera comme ceux du jujubier sauvage.

(3) Tell Me a Tale, chanson de son album Home Again (2012 Polydor Ltd.) Écouter le titre.

(4) Egoportrait : terme utilisé avec bonheur par les Québécois pour parler du

 

Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Lusaint, le même soir.