Dee Dee Bridgewater. Le cri.

Dee Dee Bridgewater. Le cri.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Carmen Staaf, Dee Dee Bridgewater (x3), Rosa Brunello & Shirazette Tinnin

Crayon noir & Posca sur Kraft.

 

Un battement de tambour démarre, une marche à l’échafaud (1), lente et terrifiante. Une voix de femme s’élève, longue mélopée qui se tait d’un coup, reprend, hésite à monter. La voix s’affermit, grimpe, s’ouvre, halète, se relève, insiste. La caisse reprend, roule longuement et, d’un coup, le cri sort ! surhumain, déchirant, tandis que la batterie de Max Roach se déchaine, entre rage et sanglot, désespoir et colère. Puis, la femme se tait. Lorsqu’elle reprend, la voix est détendue, comme si d’avoir déchargé sa révolte l’avait libérée d’un poids, fait naître dans une nouvelle peau, chrysalide dépouillée de sa membrane fripée. C’est un chant presque léger maintenant, une berceuse, un soupir doux comme un petit rire de printemps et qui bientôt s’endort. Au beau milieu du studio, poussée par le batteur qui enregistre We Insist! (2), Abbey Lincoln se redresse. « Pour la première fois, dira-t-elle, j’ai compris que crier était un moyen de se défendre”. (3)

 

Dee Dee Bridgewater a ôté ses lunettes noires - ces yeux cerclés de brillants qui complètent son visage de star, ce masque de fête ou de carnaval dont elle joue si bien depuis une demi-heure pour nous envoûter. À ce moment du concert, alors qu’elle présente son projet « We Exist ! » avec les trois femmes de son quartet, elle choisit d’avancer le regard nu, transparente, un visage de vérité pour reprendre les protest songs de ses aînées – Nina Simone, Abbey Lincoln, Roberta Flack. Et ce regard dénué d’artifice donne un sens nouveau à son chant. Ses filles-sœurs accompagnent sa marche, le frottement rauque des balais de Shirazette Tinnin, un effleurement subtil et lancinant, la contrebasse entêtante de Rosa Brunello, profonde et décidée, et aussi l’orgue de Carmen Staaf, entre cantique et grondement, une rythmique de combat sororal. Et la voix de Dee Dee s’élève de la scène, bondit dans le théâtre, tournoie dans le ciel nocturne qui rougeoie côté jardin, éclairé par les stands des VIP, ricoche jusqu’aux derniers gradins qui se sont tus, frappés par le chant impérieux. Tous doivent comprendre. Comprendre que la partie n’est jamais gagnée, mais qu’elle n’est jamais perdue. Que le monde doit rester un monde d’humanité où la fraternité a la préférence. C’est une bataille qu’elle mène avec ses armes, de l’irrésistible rhythm’n’blues au profond gospel, du funk le plus canaille au jazz le plus virtuose, avec sa voix inimitable qui sait sonner comme un soufflant ou caresser comme une déclaration d’amour. Le monde est une éternelle renaissance, que nous devons accompagner dans son accouchement. Avec, sans doute, la musique comme un baume pour adoucir les douleurs de l’enfantement. Debout face au public adossé à la colline de Pipet qui l’applaudit à tout rompre, Dee Dee nous interroge : « Et vous, voulez-vous que ce monde existe ? »

 

(1) On songe à la fin du Dialogue des Carmélites, l’opéra de Poulenc adapté du scénario de Bernanos, inspiré de la nouvelle de Gertrud von Le Fort (1952)

(2) We Insist! Max Roach’s Freedom Now Suite (1960). Écouter

(3) Dans un entretien au National Museum Of American History.