Anne Pacéo. Au creux de l’eau.

Anne Pacéo. Au creux de l’eau.
Marquise Knox. 10 juillet 2018. Jazz à Vienne. François Robin

Anne Pacéo & les cordes du CRR de Lyon. Crayon noir & Posca sur Kraft

La surface de l’eau qui se déchire, un grand plouf…

Nous venons de plonger ensemble.

« Lâchez-le ! », me dit une voix au-dessus de l’eau.

Je me délie doucement de mon fils. Jean ouvre grand ses yeux sous l’eau, agitant instinctivement ses membres comme le ferait un petit chien, coupant spontanément sa respiration, émerveillé par les zébrures de lumière qui serpentent dans l’eau transparente. Ses yeux rient ; on dirait une pochette de Nirvana (1). Une musique, diffusée en douceur, me parvient aux oreilles, amplifiée par l’eau. C’est un instant magnifique et mystérieux, un retour in-utéro, presque familier pour le bébé de cinq mois, plus troublant pour son jeune papa de vingt et un ans. Cette première expérience de « bébé nageur » (2) dans le petit bassin de la piscine de Sèvres m’a réconcilié avec l’eau.

C’est surtout le moment d’apnée qui me transporte. Je n’ai que très peu d’appétence pour la nage sportive : plonger la tête sous l’eau, avancer, relever la tête et respirer, répéter, avec cette sensation que l’exercice est à recommencer à chaque fois au péril de ma vie… J’envie les dieux qui surfent sur la surface, synchronisant parfaitement nage et respiration. Moi, ce que je préfère c’est entrer dans l’eau matricielle, enveloppante, a-pesante, caressante. Comme un retour aux sources qui me nettoie, une plongée en apnée dans la Fontaine de Jouvence. Le geste devient fluide, le silence musical. Pour moi qui suis jumeau monozygote, cet utérus n’est jamais de solitude, mais peuplé d’invisibles et fraternelles présences. Le clapotis est cristallin, survolant la profondeur des infrabasses et la berceuse de l’eau m’enveloppe, glisse sur mon âme comme une sœur invisible.

 

C’est ce souvenir qui vient me chercher pour ce premier concert du festival : Anne Pacéo présente Atlantis (3). Je n’avais jamais pu profiter d’un de ses concerts à Vienne. La pluie – qui n’est pas l’amie du papier à dessin - s’était toujours invitée lors des éditions précédentes. Cette fois au sec, je ne pouvais rêver meilleure plongée dans les deux semaines du festival. Et pour les spectateurs qui choisissent la crête du théâtre romain, l’évocation de la cité engloutie est délicieuse. Entourée des jeunes musiciens du CRR de Lyon (4), Anne Pacéo – la discrète – distribue sa musique, frappant sur ses toms comme sur la surface de l’eau, une pulsation qui se répand comme une onde concentrique sur bois et cordes, un attelage de Neptune que viennent épauler les infrabasses du moog, les claviers électro (5), et les appels au loin du chant des cuivres (6) qui répondent aux vocalistes (7) dans un perpétuel écho. Quelle immersion ! Il y a de l’évocation chamanique, bien sûr, pour cette musicienne qui raconte volontiers partir à la cueillette des sons, comme d’autres couchent sur le papier les paysages de leurs voyages, mais aussi une invitation à s’engloutir avec elle, entrer dans un univers onirique que ponctue le chant, au rythme des pièces de son tout prochain album. Les titres sont évocateurs : Tant qu’il y a de l’eau, le lancinant Aube marine, le tout doux Inside (8) ou Sedna, une ode à la déesse inuite de l’océan. Entre douceur et incandescence, Anne Pacéo nous transporte dans son monde marin, une transe maternelle sur son immense bateau qui tape les vagues ou se glisse dans les profondeurs. Les marins solitaires de retour de course disent « nous » tant ils font corps avec leur voilier. Très certainement, Anne dit « nous » avec la même affection lorsqu’elle évoque son orchestre. Et moi, mes yeux juste sous la ligne de flottaison, je me laisse embarquer dans son voyage, arrimé par mon crayon au bastingage de son navire.

 

  • Album Neverminds 1991 (DGC Records)
  • Expérimentée dès 1939 par Myrtle Byram McGraw.
  • Atlantis, sur son label propre Jusqu’à la nuit. Sortie le 29 août 2025.
  • Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon. Orchestration de ce concert par la géniale Joséphine Stephenson.
  • Gauthier Toux et Maya Cros
  • Lilian Mille : trompette et bugle, Chistophe Panzani aux saxos.
  • Cynthia Abraham, Maya Cros et deux invités : Piers Faccini et Lara Cahen.
  • Cliquer pour écouter Inside