JAZZ A VIENNE 2018. Obradovic – Tixier Duo. L’inaccessible Autre.

JAZZ A VIENNE 2018. Obradovic – Tixier Duo. L’inaccessible Autre.

Lada Obradovic

Concert du 29 juin 2018

Crayon noir & Posca sur Kraft

Quiconque a fait l’expérience du chant choral sait ce que le chœur entend et que le public n’entend pas. Immergé parmi ses pairs, le chanteur est littéralement traversé par leurs voix, et la sienne propre trouve sa place dans un tableau sonore unique, et qui le pénètre en profondeur, entre en résonance avec ses os, ses membranes, et qui à leur tour modèlent et façonnent le matériau sonore du chœur. L’harmonie n’existe pas. C’est la capacité à partager nos singularités qui crée pour le public une couleur unique, originale. Parce que le chanteur - et lui seul - entend sa vibration profonde, il entre dans un ravissement fertile qui ensemence le collectif. Plus les choristes sont différents, plus la couleur s’enrichit. Reste juste à définir jusqu’où cette couleur est acceptable. Jusqu’où l’Autre m’est accessible.

Lada Obradovic & David Tixier ont sans aucun doute cet émerveillement de l’Autre inaccessible, cette expérience de l’inouï(1). Inouï phrasé incantatoire du pianiste français, inouï  frémissement rythmique de la batteuse croate. Inouïe, leur musique, toujours solidaire, jamais d’amalgame. Leur chair commune? Probablement l’affection des mélanges - instruments acoustiques et électroniques - la maîtrise d’une souple polyrythmie, et l’envie de nous emmener dans une histoire. Ou, plutôt, de nous faire frôler leur histoire. Maintenir la distance, juste ce qu’il faut pour deviner le mystère, leur sacré partagé et qu’ils offrent  sans fard. Mais ils gardent pour eux leur onde profonde. L’infrason du moog chez David, à la limite du son, sourde percussion qui nous traverse à notre insu tandis que son autre main nous emmène sur un piano presque chamanique. Du jeu de Lada, on ne perçoit que l’effleurement, la part belle donnée aux cymbales, une voltige ciselée comme la danse d’un escrimeur. Et pourtant, il y a, en-dessous, cette vibration profonde du cuivre que l’on ne peut entendre qu’à toute proximité, cette vague de fond dont on ne perçoit que la crête et qui, sans aucun doute, la transperce tout entière. Ainsi, face à face, ils confrontent leurs secrets sans jamais s’assimiler. Et nous, nous percevons cet inouï partagé sans le connaître. Une musique fascinante, comme la rencontre de l’Autre.

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(1) Lire François Jullien: Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre.