Gregory Porter. Le libre de la jungle.

Gregory Porter. Le libre de la jungle.

 

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Gregory Porter

J’aime l’orage. Cette ivresse des sens, une animalité qui martèle vos épaules, glisse sur votre échine, semble vous traverser pour retourner à la Terre. A Vienne, c’est un rite initiatique, le rendez-vous des derniers des Mohicans, loyaux et imperturbables sujets du jazz dont les ponchos de pluie éclosent en un instant comme les corolles des fleurs du désert d’Atacama. J’ai senti la première goutte sous mon crayon. Il a glissé mollement sur le Kraft mouillé avec une souplesse de couleuvre, laissant derrière lui un doux jaillissement de pigments s’étendre voluptueusement dans l’eau. J’ai refermé en un instant mon carnet pour protéger le croquis en cours, celui d’un colosse tranquille, cintré dans un élégant costume, le seul artiste capable de porter une cagoule avec autant de classe qu’une noble dame du moyen-âge son hennin.

Gregory Porter, c’est LA voix du jazz masculin, un mélange de Nat Cole et de Marvin Gaye, un timbre de basse chantante et surtout une souplesse remarquable, passant du chant au scat dans un même phrasé gourmand, ce juste équilibre de puissance animale et d’humaine pondération, une force d’athlète paisible, une puissance marmoréenne, modeste et généreuse. Venu sur le tard à la gloire, il s’est imposé en quelques disques sur la scène jazz et poursuit son chemin avec l’assurance de ceux qui ont su patienter. Il y a de l’ours en lui, de ce roi qui a régné sur les animaux  bien avant le fauve rugissant, incarnation chamanique du renouveau, celui qui hiberne quand la Terre dort et s’éveille avec elle. Et quel réveil! Pour cet hymne à la voix, il faut reconnaître qu’il a su choisir ses complices: Chip Crawford, un délice de piano, d’expressivité ciselée; Emmanuel Harrold, guerrier volant, précis comme un sabre sur ses fûts et cymbales; le saxophoniste Tivon Pennicott, subtil alter ego du leader, phrasé clair de jeune velours. Et, grondant sur sa contrebasse comme un ourson au sortir de l’hiver, un Jahmal Nichols déchaîné, bondissant sur les traces du grand-frère qui, devant, chante à la pluie comme on remercie la Terre. Réfugié sous ma planche à dessin - elle ne suffira qu’un temps - je contemple cet artiste magnifique, avec le sentiment d’extrême liberté qui se dégage des Dieux-Animaux de Myazaki, ces génies d’une éternelle et ancestrale forêt. La maturité est le cadeau fait aux artistes. Peu d’entre eux traversent avec élégance la jungle d’un univers pressé. Gregory Porter trace sa piste de Seigneur tranquille avec générosité, distribuant son art en bon génie tutélaire. Libre.

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Chip Crawford, Jahmal Nichols et Gregory Porter